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Regard pur parmi les ombres, de l’enfance d’Emmanuel Muheim.

Objectif : Projet de lecture théâtrale autour des poèmes d’Emmanuel Muheim et leur rapport aux thématiques de l’enfance --> Poèmes

Emmanuel Muheim naît dans les années 20. D’une ascendance suisse par le père, des Alpes italiennes par la mère, l’influence alpine reste fortement imprimée. L’enfance se déroule en Savoie, sporadiquement en Suisse. Emmanuel évoque fréquemment de cette période un internat chez les sœurs, la proximité et le mystère des sommets et des frontières environnantes, l’envie de capter l’attention de sa mère. Emmanuel meurt en juillet 2002.

Trois ans avant sa disparition, il cherche à retrouver et transcrire cette enfance dans un recueil. Peu de souvenirs précis étayaient l’idée de construction du récit : évocation de sensations diffuses, de passages d’une mémoire dont les fractures organiseraient finalement sa cohérence spécifique. Lors de ce travail Emmanuel perdait l’usage de ses jambes, tout comme il avait subi une paralysie plusieurs années auparavant, suite à une fêlure dans l’os crânien, due à une chute. Paradoxalement et tardivement arrivaient durant l’immobilité les petits-enfants, derniers nés d’une famille amputée trente ans avant d’un fils, dans un accident en montagne. En filigrane, sa post-trajectoire allant du silence de l’abbaye de Sénanque (qu’il habitera plus de vingt ans) au désert parcouru lors de voyage au Sahara, ou des fréquentes excursions sur les glaciers puis ses rencontres : avec un moine, un guide africain… « ces belles humanités ».

Plusieurs histoires se superposent alors, au-delà de toute chronologie. Des « piades », traces éphémères et réelles, en ouverture sur des ailleurs. Existences imperceptibles, qu’il peindra parallèlement sur toiles, en grand-format. Autant d’échappées sur une « déité », et les espaces insolites de la « dorme-veille », état d’une divagation, d’une exploration, berçant nouveau-né ou mourant. Emmanuel parti, s’ouvre une nouvelle perspective, à partir de ce sentiment fréquemment évoqué « qu’à travers tous ces recueils, ne se dégage jamais qu’un seul propos », soit semble-t-il – l’ultime réflexion tenterait à le démontrer- l’évocation des états spirituels et émotionnels essentiels, issus de l’enfance, dont les réminiscences parasitent ou favorisent la conscience de l’instant présent, provoquant quelquefois le sentiment « d’inquiétante étrangeté » décrit par Sigmund Freud.

L’idée des frontières, des fractures, des sillons, des trajectoires parfois interrompues, imprimées dans son parcours renvoie à l’empreinte de la fontanelle, marque du nouveau–né qui tend, si l’on n’y prend garde, à s’ouvrir dans la finalité contradictoire d’une fermeture. A l’endroit de cette vulnérabilité fondatrice, les mots choisis par Emmanuel, leur organisation, la nature et le sens du langage ou du questionnement qu’il proposait, peuvent témoigner ensemble de cette construction, de ses ouvertures et de toutes ses incertitudes structurantes qui vont influencer le chantier en cours, celui de son être et de son œuvre.
Ils ramènent aux sensations initiales, abyssales, « océaniques » dirait Romain Rolland ; celles d’un Moi primordial aux limites mal définies au sein du réel : le vide, le dedans, le dehors, la lumière et l’obscurité, lieux de contrastes à explorer, à imaginer… du registre de la toute prime enfance et de l’enfance confondues, où alternent phases de sommeil et de veille, d’activité et d’inertie, de gestation vers l’étape suivante; puis celle du verbe et de la parole.

Fontanelle, fêlure, fracture, crevasse, ouverture, gestation, construction, sensation, passage, échappée, silence, désert, piades, vide, paralysie, immobilité, dorme-veille, lumière, obscurité, ailleurs… Concepts décelables dans les poèmes et dialogues, au travers d’une œuvre en ce sens revisitée.

 

Dispositif : Lecture à deux voix (d’environ une heure) textes lus par Mady Mantelin-Chouraqui avec :
- l’évocation des thèmes intégrés dans une narration dont l’écriture retrace la personnalité et l’œuvre d’Emmanuel Muheim - « Regard pur parmi les ombres » / Fabienne Massiani-Lebahar.
- les extraits de recueils d’Emmanuel Muheim se référant soit par leur contenu, soit par leur structure, aux thématiques précédentes.
Projections simultanées de quelques toiles d’Emmanuel Muheim.

Regard pur parmi les ombres

Il aura fallu tous ces déménagements successifs de chambre en chambre d'hôpital, parfois introuvables; je me souviens de cette porte vierge de numéro, probablement d'un ancien monitoring, dans lequel on l'avait placé. Oui, il aura bien fallu ces dernières retraites pour concevoir l'idée d'absence, de partance, bien qu' Emmanuel ce grand voyageur, arpenteur des vastes étendues du Sahara ou des glaciers, nous en ait si souvent donné l'habitude...
On se téléphonait, et lui d'une voix enrouée:
-" vous ne devinerez jamais où j'ai atterri !"
Je me prêtais les derniers temps à ce que nous nommions entre nous "le jeu de piste", qui consistait à nous retrouver dans les dédales de ces couloirs d'étages aux résonances contenues d'un gerflex mollasse.
Foutu hosto!
On ne sait jamais à quelle attitude il va vous forcer: tantôt assis, tantôt allongé, ou retiré dans un cabinet de toilette javellisé.
J'ignorais à chaque visite comment le révélerait la première image, la porte de la chambre une fois poussée.
A la dernière étape, il ne se tenait plus dans l'une de ses postures privilégiées, celle du faiseur de sieste par exemple, comme avant, en pleine nature, étendu sur un vieux pull, recroquevillé de côté, tête posée sur une paume de main, l'autre calée entre les genoux; ou bien encore, tête au creux des mains, dans un monologue un peu hésitant face à son dictaphone.
Cette fois-là, rien de tout ça. Son état semblait modifié, état intermédiaire d'où s'absentait sa physionomie ordinaire. Emmanuel sous un nouveau jour, dans un autre voyage, immobile au coeur de l'espace blafard hors des repères du temps... quelque antichambre, Kemeterion grec.... Déjà loin Emmanuel !?. . Égaré ?

Je ne le crois pas; car s'il lui arrivait de se perdre, c'était plutôt au quotidien.
Il pestait: -"c'est que dans mon foutoir....!" et cherchait désespérément un itinéraire à suivre, ou une adresse qui lui échappait. Il était étourdi, sujet à ces courts moments d'absence de l'esprit, ravissements du commun. Il se tournait alors vers sa femme et suppliait:
-"Anne tu n'aurais pas vu?"
Aucun des deux n'était dupe.

"Confusion" diagnostiquera un jour naïvement une infirmière, là où n'émergeaient jamais que les manifestations aussi inattendues que loufoques de son détachement. Il se laissait aller au fou-rire et feignait le ton de l'humour: "je crois très bien imaginer ce qu'est la mort; cet entre-deux juste avant le rêve; qu'en pensez vous ? De ces passages un peu flous..." Faisait-il référence à cette dorme veille précédant le sommeil, en léthargie, de fin ou du début de vie? Dans la métaphore, Vishnu ferme les yeux; et le monde de ce fait disparaît. Rideau et résurrection!

Je me souviens qu'il allait souvent vers un point d'eau, en laissait abondamment couler entre ses doigts, puis appliquait d'un coup sec les mains sur son visage. Il ouvrait ensuite les yeux, translucides, comme à l'issue d'un baptême... et chuchotait " ça fait du bien!" - "eau grave d'une enfance Regard pur parmi les ombres..."

Emmanuel est allongé; son crâne est rond, nouveau-né. Finalement idem de sa naissance jusqu'à ce lit sécurisé standard du centre hospitalier: même personne, même posture, même devenir incertain. Même mutisme. Ses paupières s'ouvrent de temps à autres sur un regard dont l'expression me rappelle celle qu'il arborait dans la circonstance du service du thé, versé dans chacune des tasses, avec l'application exagérée des gens maladroits, par pure distraction. L'heure des bilans que ces pauses: "vous aurez bien le temps d'une tasse de thé!" Implicitement chacun savait que la conversation dériverait sur des choses à la fois très banales et essentielles. J'attendais l'heure du thé

C'est ainsi qu'il revenait souvent pendant ces heures-là, durant les dernières rencontres, sur son enfance.. Il y revenait sans l'enjoliver comme sur un temps écoulé, non linéaire, simplement fondateur de l'instant d'après.

Arrivait alors l'évocation d'une Suisse terre d'ancêtres, de leurs rôles au sein des communautés, de leur mobilité du fait de la proximité des frontières, des montagnes et leurs fractures, qui restaient à tous égards mystérieuses, les zones enneigées au-delà de ce qui était en vue, terres invisibles et inconnues.
Se profilait aussi et surtout l'intérêt à susciter en permanence chez sa mère, parfois accaparée par la fratrie. Réminiscence du regard bleu de cette mère, lien au petit Emmanuel qui le garde à jamais en lui. Mère au regard bleu... mer bleue infinie dans la sensation océanique de tout ce qui se ressent comme hors-limite, comme ouverture perpétuelle sur la béance d'espaces vierges. « Le loin, le large, la démesure étendue... ni lieu, ni temps... » ces vers de Maître Eckart, souvent cités, révélateurs du sentiment d'infinitude, à l'aube de l'oeuvre d'Emmanuel. « Il y a là-bas comme un ailleurs » écrit-il;
Cette infinitude serait-elle en chacun? « Les forces invisibles sont en nous, il n'est que de les écouter.... » lors du « voyage intérieur » Romain Rolland révélera le sentiment de cet état, va et vient déjà décrit par Platon et Plotin, « sens interne et externe » de Kant… " Il y a la -bas comme un ailleurs"- "Inquiétante étrangeté" dira Freud de ce sentiment troublant d'appartenance à l'ici et l'ailleurs, de ce dédoublement temporel qui restitue les expériences de l'enfance primordiale à la réalité du présent. Naissance du sentiment d'éternité, de religiosité et source de toute création. Sentiment aussi d'être étranger à soi-même.
Étranger et créateur.
"Je ne me sens pas d'ici" confiera Emmanuel. Ce n'est donc pas le hasard. Ce n'est pas un hasard si le silence, la lumière, les sommets, le non-dit l'attirent et l'accaparent, pas de hasard non plus si l'opportunité d'habiter une abbaye s'offre à lui, si ses rencontres restent en marge de l'espace et du temps établis; insolites rendez-vous avec Anne sa femme "sortie de nulle part comme un Giacometti", son moine, son guide au Sahara, ses amis - surtout Georges - qui alimenteront un questionnement qu'Emmanuel établira en permanence.
Curiosité héritée de l'enfance dont il se rappelle aussi l'épisode un peu douloureux, "en exil" de convalescence chez des religieuses, "de l'autre côté de la frontière, loin de tout, à manger de la mauvaise soupe", isolé.

Solitude du petit. Solitude, à l'écoute de son propre silence. solitude des longues marches nocturnes lors des nuits d'insomnies, de la nuit, "nuit foetale", solitude du jeune homme alité, paralysé suite à une chute; la tête est fêlée comme pour souligner l'empreinte d'une nouvelle ligne/fontanelle, fondatrice. Emmanuel renaît et crée. "Mieux vaut aller toujours à l'essentiel!"

Il croit aux parcours, à leur traces, piades humaines, leurs accidents, leurs deuils. Emmanuel en paye son lourd tribut, connaît la désespérance.

Reste la confiance en ces belles humanités pressenties depuis la naissance, qui se construisent sans cesse.
-"Dans tous les concerts, auxquels j'assistais, c'etait le moment des répétitions le plus intéressant"
Le temps du travail en cours, de la recherche, de la mouvance vers le but à atteindre. " Ce n'est que lorsque resurgissent les souvenirs d'enfance qu'ils deviennent véritablement constructeurs. Souvenir traumatisant d'une feuille de lierre qu'il évidait, destinée à sa mère comme une marque de tendresse liée à leur parcours. Feuille banalement froissée et jetée après avoir été offerte. Emmanuel, par l'expression poétique et picturale, qu'il refusera longtemps, libère enfin les termes de tout ce qui créera ces obsessions primordiales, d'essence enfantine et visionnaire.
"Finalement lorsque vous écrivez ou que vous peignez, vous vous rendez compte qu'il s'agit toujours du même propos; on n'écrit jamais que la même chose, sans cesse".

"Blanc, seul, nuit, ombres, lumière, immaculé, désert, infini, silence, muet, sommet, ciel passage, eau..." restent ses propres termes, les mots signifiants l'ampleur des émotions premières, fruits d'une enfance à la fois originale et universelle.

"Eau grave d'une enfance
Regard pur parmi les ombres,
Une histoire s'éclaire
De la lumière des dalles"

Eau de l'océan infini, absorbée du regard lumineux d'Emmanuel? Naissance de son histoire, issue de l'élément minéral du sol?
Dalle d’une tombe générant l'eau de la vie..."il y a le rythme avant tout, une musique" qui vous berce.... Cette musique qu'il partageait avec sa mère... puis le mystère.... mystère du sens d'un parcours toujours nourri de l'oeuvre d'un petit garçon, qui tend incessamment une feuille de lierre.

Fabienne Massiani-Lebahar Mars 2004

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