Emmanuel,
Emmanuel, frère ainé et aimé, était à mes yeux, toujours séduit
par l'impossible. Il butait donc fréquemment contre des barrières,
des doutes, des limitations qui l'irritaient, le troublaient profondément.
Et l'arrachaient plus souvent qu'il ne le souhaitait, au monde dans
lequel il était né, à celui plus tard qu' avec sa femme il créa.
La montagne lui convenait. Etre "décoré" au sortir de l'adolescence
du titre de "plus jeune alpiniste non professionnel ayant triomphé
du Grépon" lui plut.
Chercher à fêter son anniversaire au sommet d'une montagne
également. Je me rappelle avoir fait avec lui l'excursion - beaucoup
plus modeste - de deux Combes de la chaîne des Aravis et l'avoir vu
dressé de tout son haut , hurlant vers le ciel : "aujourd'hui, j'ai 26 ans
et le monde est à moi !"
.
Limitations : dès l'enfance, de - peut-être - trop nombreux soeurs
et frères, d'où l'impression de ne pas être assez "entendu" de ses
parents, un recul devant les êtres qu'il jugeait faibles et pouvaient
l'entraîner dans ce qu'il redoutait de devenir, une attirance mêlée
d'une certaine anxiété envers les "forts". Appartenant à une famille
aux ascendances anciennes, il en redoutait un certain
"affaiblissement de la race" et, tout jeune, flirtait avec l'idée d'épouser
une paysanne ukrainienne au sang régénérateur. Il n'en fit rien.
Heureusement peut-être car Emmanuel toute sa vie me semble avoir
été plus proche d'une conception aristocratique de l'existence que
démocratique...
A l'époque, il s'obligeait à une certaine sérénité répétant souvent ces
quelques vers de Valéry:
"Calme, calme, reste calme
connais le poids d'une palme
portant sa profusion"
.
Vint la rencontre avec l'inéluctable : la mort de son père, les
drames de Vichy et de l'occupation ennemie, la sensation - peut-être-
de n'avoir pu aller jusqu' au bout du combat. Celle, plus intime, de
n'avoir su remplir auprès de sa mère (qui l'adorait) le rôle un peu
romantique de soutien auquel sa qualité d'aîné le destinait, croyait-il.
S'enchainèrent ensuite les joies ou du moins les satisfactions :
la peinture, la sculpture, la terre dont il ressentait fortement la force,
les amours ébauchées et qu'il savait trancher d'un coup sec, les amitiés,
une soif de connaissance qui ne l'a jamais abandonnée. Et surtout le
besoin de créer, de modeler, d'appeler les mots à son secours, de
"faire sa trace". D'échapper ainsi aux lourdeurs qu'il devinait et redoutait :
celles de l'âge adulte et du cheminement, auquel il cherchera sans cesse
à donner un sens, de la Vie.
Pour sa sœur cadette, Emmanuel fut un initiateur, un mentor poétique,
une référence, un Ami.
Vérène Muheim-Colombani
|