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L'hôte de l'abbaye cistercienne de Sénanque

Emmanuel Muheim s'est éteint, mardi 2 juillet, à l'hôpital de Cavaillon,Vaucluse.
Suisse et savoyard, né le 23juillet 1923 à Vallières, Haute-Savoie, ce montagnard accompli s'engage tout jeune dans la Résistance.
Dans une première vie, poète et paysan, il dirige le domaine familial, fédère les producteurs de pommes et baptise les «Vergers de l'Albanais », écrit et correspond avec les poètes de son temps.
Sa vie bascule en 1968: la rencontre d'un homme, l'industriel Paul Berliet, et d'un lieu, l'abbaye cistercienne de Sénanque, Vaucluse, au pied des hauts murs de Gordes. Sénanque, que n'occupent plus qu'une poignée de moines âgés, se meurt. Berliet puis la régie Renault sauvent l'église et le cloître des XIIe et XIIIe siècles.
Emmanuel Muheim l'habite, avec son épouse, Anne Stancioff Muheim et leurs cinq enfants. De 1969 à 1988, le Centre de rencontres de Sénanque sera l'un de ces lieux d'effervescence et de retrait où historiens et poètes, spécialistes des religions, artistes et sociologues échangent sans frontières. L'abbaye s'ouvre aux visiteurs – ils sont près de 20 000 par an dès 1988 - se dote d'une librairie, d'une hostellerie.

 

"Chercheur de lumière"

Emmanuel Muheim, tout en poursuivant une oeuvre poétique exigeante - L'Aïeule, Sur les brisées de sable, De blanc incendié (éditions Créaphis et Eliane Vernay) - écrivant l'histoire de la Durance ou des abbayes de Provence, publiant ses entretiens avec des peintres ou des religieux - Le Moine et le Poète (Albin-Michel) - noue les amitiés, tisse les rencontres les plus improbables.

En ce lieu où sont «perceptibles », lui écrit son ami Georges Duby, « les ordonnances de l'univers et les attributs de Dieu », vingt années durant s'entrecroisent François Cheng, Alain Touraine, Jean Tinguely, Michel Rocard, Edgar Morin, Claude Geffré, Henri Maldiney, des rabbins et des jésuites, des soufis et des Touaregs, des philosophes et des peintres.
Pierre Mendès France, assis sur les dalles de la nef, écoute chanter sœur Marie Keyrouz. Les films de Tarkovski sont projetés sur le mur aveugle de la nef. Danielle Mitterrand monte à la bergerie, où un ermite veille les ruches et les lavandes. Les gestes universels de la prière, les œuvres de jeunes artistes contemporains, la redécouverte de la musique baroque font étape à Sénanque, si loin et si près du Luberon devenu chic. Dans ses mémoires du lieu – Les Ecrits de Sénanque (Albin Michel) - il note: «A vivre chaque jour à Sénanque sous l'autorité d'une architecture aussi rigoureuse, on ne peut qu'obéir à une parole, même secrète. Ou capituler.»

Entre la perte cruelle d'un fils emporté par les neiges et la «normalisation» de l'abbaye rendue aux cisterciens, ce « chercheur de lumière » iconoclaste, poète de peu de mots et peintre de peu de couleurs à la fin de sa vie, a capitulé sur le seuil d'une parole qu'il sut toujours inaccessible.

Jacques Bugier
"Le Monde", vendredi 5 juillet 2002

 
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